Christophe KAUFFMAN – Lettres d’Acandidatures (Editions du Basson, 2021)

Exercice de style impopulaire, la lettre d’acandidature et de démotivation gagne à être connue. Mais, me demanderez-vous, comment maitriser cet outil indispensable à toute non recherche de travail ? Tout simplement grâce à ce petit manuel anarcho-surréaliste, qui vient aimablement en aide aux non demandeurs d’emploi du royaume. Christophe Kauffman signe ici une œuvre à contre-courant, faussement légère.

Au départ, cela n’a l’air que d’un petit recueil irrévérencieux, amusant, potache. On le lit d’une traite ou par petits bouts, c’est comme on veut, ou comme on peut. De lettre en lettre, le sourire grimace au fur et à mesure que la plume dénonce, moque, conspue, sous ses airs de ne pas y toucher. On se surprend à avoir mal: mal à la société, cette société qu’on essaie d’aimer malgré ses travers gros comme des camions, ses injustices sociales, son capitalisme exacerbé, l’absurdité de la routine métro-boulot-dodo – tous ces défauts que l’on élude ordinairement et que Christophe Kauffman nous jette à la figure avec style et humour.

Attention, lecture à distiller, se savoure par petites doses.

Un livre à sourire, et à réfléchir.

Morceau choisi : « Au contraire, la vision matutinale des soubresauts provoqués par le réveil d’une ville à l’heure où les prolétaires s’en vont, gamelle à la main, gagner à la sueur de leur front les bénéfices de leurs actionnaires m’emplirait plutôt d’une sorte de béatitude quiète dont je n’exclus pas qu’elle soit due en partie au fait que je ne suis pas des leurs. »

Saint Marc et le diable Denis – Francis STAPELLE (Editions Academia, 2021)

Marc et Denis sont de vieux amis. L’un taciturne, l’autre mondain, le premier sans histoires, ou si peu, le second éludant un trouble passé. Les deux hommes sont unis par l’amour de la terre, leur terre hesbignonne familière, aux paysages réconfortants.

Où donc a disparu Denis, cinéaste avorté, pendant plusieurs années ? Quel avenir pour Marc, agriculteur un tantinet sur la paille ? Ces questions puis le cheminement vers leurs réponses forment la trame de fond du troisième roman de l’auteur Francis Stapelle, qui nous emmène au gré des aventures et mésaventures de deux bougres aussi authentiques qu’attachants.

Après La grande Josée, paru un peu plus tôt aux Editions Academia, Francis Stapelle remet le couvert, avec de nouveaux héros ordinaires portés par une plume bienveillante. Il nous livre, film d’auteur sur papier, l’histoire murmurante de deux hommes au destin lié depuis l’enfance.

L’écriture est apaisante, définitivement maitrisée, ponctuée de petites perles d’orfèvrerie littéraire.

On en ressort serein, comme bercé par le voyage, se surprenant à porter un regard empreint d’optimisme sur un avenir pourtant incertain.

Morceau choisi :

« ll devait être bon d’avoir, enfin, un endroit où on y mourrait bien, là, sans attendre, au bout d’être arrivé, content, repu d’avoir vécu, le regard sec et apaisé. »

Mauvaises rencontres – Olivier Lorent (Auto-édition, 2020)

Fermer un recueil de poésie pour ouvrir un recueil de nouvelles fantastiques à la sauce Stephen King, c’est fait. Un peu d’éclectisme qui ne fait pas de mal puisque l’entertaining est au rendez-vous avec « Mauvaises rencontres » d’Olivier Lorent.

Fils de l’auteur de thrillers politiques Richard Lorent, il officie dans un genre très différent bien que tous deux parlent de monstres à leur manière.

On retrouve en filigrane permanent l’ambiance – très bien rendue – à la fois pittoresque et glauque du fin fond de l’Amérique, avec tous les personnages stéréotypés que cela suppose, du flic à l’obèse en passant par les gosses en vadrouille dans les bois.

Côté plume, on a affaire à un style résolument moderne et spontané. Une alternance de passages aboutis et de moments plus maladroits car moins retravaillés sans doute – le style spontané en littérature se doit d’être aussi minutieusement bichonné qu’une coupe de cheveux effet « saut du lit ».

Certaines nouvelles sont plus inspirantes que d’autres, notamment la très bien ficelée « Le temps d’un été », proche de la novella par sa longueur et sa complexité.

Les dialogues sont les grands gagnants de cette oeuvre d’Olivier Lorent, avec des punchlines en veux-tu en voilà, façon Hollywood blockbuster.

Un dépaysant, divertissant hommage au paranormal.

A déguster avec une Budweiser – ou une Corona Extra pour faire dans l’humour contextuel.

Clarté des anonymes – Gilles Clamar (Editions Chloé des Lys, 2020)

clarté okQuand on se risque à ouvrir un recueil de poèmes, littérature peu à la mode en cette époque de best-sellers et autres livres bankables, on débarque dans l’intimité la plus crue de l’auteur des faits d’une façon particulière : c’est comme franchir une porte après y avoir été invité, tout en ayant l’impression d’entrer par effraction. En une centaine de pages, on connait l’écrivain mieux que son propre frère ; on devient le cambrioleur d’une âme dont on a fait sauter le verrou de chaque tiroir pour en examiner minutieusement le contenu…

Onirique à souhait, Clarté des Anonymes est un sanctuaire qui réserve à l’explorateur littéraire son lot d’émotions, de réflexion, d’apaisement. Nature, amour, enfance et critique de la société de consommation en sont des thèmes récurrents. On plonge éveillé dans un long rêve intranquille. Un voyage doux-amer en eaux troubles, des allers-retours entre abysses et vagues ensoleillées. Un chemin où l’introspection de l’auteur fait écho à nos propres incertitudes. Une oeuvre contemplative, méditative, empreinte de résilience et de sensibilité aux beautés du monde.

L’écriture est ciselée, imbibée d’un classicisme qu’elle tend à laisser derrière elle. Quelques redondances – pas assez pour gâcher le plaisir. Une lueur de nostalgie.

Se posant en quasi anachronisme, un QR code, à scanner en début d’ouvrage, mènera les lecteurs mélomanes vers l’autre versant créatif de l’auteur : la musique.

A lire doucement, en immersion, ces mots qui bercent.

Morceau choisi :

Etre

Soufflons sur ce monde de poussière ;

Révélation.

 

Soufflons et attisons les braises éternelles,

Oubliées.

 

Brûlons l’image contingente des choses,

Abstenons-nous du langage paralysant ;

Levons le voile de la cécité.

 

Transcendons simplement,

Nageons dans cet océan qui tient dans notre main,

Et buvons l’existence pure.

 

Voyageons d’explosion en explosion.

 

La grande Josée – Francis Stapelle (Editions Academia, 2019)

stapeJoséphine. La grande Josée. Quelque part, il fallait oser. Peu d’écrivains se seraient lancés dans ce genre d’aventure : prendre pour sujet l’existence lentement ordinaire d’une employée de la Poste en fin de course. Un pari risqué mais réussi, doublé d’une perle stylistique dans son genre très particulier.

Stapelle écrit comme on murmure. Il évoque le quotidien d’une gentille petite vieille dont la surprenante marotte est de rendre visite à des morts qu’elle ne connait pas. De fil en aiguille se tricotent des morceaux de son passé qui s’assemblent en un grand manteau de solitude effiloché par le temps. Décor posé : la ville de Huy.

Au commencement, le roman laisse perplexe. L’auteur va-t-il vraiment consacrer un livre entier à cette grande Josée trimbalant sa routine au gré des salons mortuaires et des souvenirs ? Oui. Et ça fonctionne.

L’écriture est maîtrisée, calculée au millimètre. Des phrases fluides et douces comme un long fleuve tranquille – la Meuse en l’occurrence. Un sérieux penchant pour les jeux de mots. De déconcertants Plom.

La grande Josée est l’observation à la loupe d’une tragédie des plus banales. La dissection d’un naufrage annoncé, racontée avec élégance.

 

 

 

Menaces (Les Éprouvés#3) – Richard Lorent (Editions du Basson, 2019)

C’est un enlèvement qui ouvre le bal. L’enlèvement d’Hélène, figure emblématique de la Ligues des Urnes, fondée sur l’idée d’abstention électorale de masse d’Hector Detroie – un point de départ qui, accessoirement, donne au lecteur l’occasion de se pencher sur la façon dont l’être humain fait face à sa propre mort.

On ne peut que constater tout au long du récit que l’oeuvre porte bien son titre. Les menaces s’y ramassent à la pelle, planant sur toutes les têtes, dont certaines tomberont. On retrouve le sociologue Hector Detroie – dont faut-il le rappeler toute ressemblance avec un personnage existant serait purement fortuite – et ses éternels comparses en équilibre sur le grand échiquier impitoyable qu’est le faîte du monde politique gangrené par le monde des affaires.

Au cœur de la tourmente, une clé USB introuvable, au mystérieux contenu…

De trahisons en manigances, d’assassinats en traquenards, le public aura le loisir d’explorer les plus sombres facettes de l’esprit humain.

La fiction est toujours prétexte dans ce troisième volet des Éprouvés : prétexte à dénoncer les vilains pas beaux qui tirent insidieusement les ficelles de notre société mais aussi prétexte à une leçon d’histoire, de sociologie, de psychologie et de politique – excusez du peu. De quoi faire s’agiter nos petits neurones. Et qu’est-ce qu’on dit ?

On dit merci. Tout simplement.

 

 

Lara Gardner a disparu – Hélène Delhamende (Editions du Basson, 2018)

helene-lara-gardnerDans ce troisième roman, Hélène Delhamende embarque ses lecteurs dans l’univers dark’n’chic du thriller mondain. Véritable hymne à la psychose, Lara Gardner a disparu fait partie des livres qu’on lâche à regret quand le sommeil ne peut plus attendre.

Lorsque Jeanne, une jeune femme tourmentée et insomniaque, découvre le sac d’une célèbre romancière abandonné dans les toilettes d’un country club, c’est sa vie entière qui bascule.

Entre rêve et réalité, de folie en mensonges, se tisse une toile dont on peine à s’extraire tant le suspense et l’atmosphère trouble finissent insidieusement par rendre dépendant.

La plume a le sens du détail, de la description. Des phrases longues – trop ? Un style encore à affiner mais à haut potentiel. La force de l’oeuvre réside dans la qualité de l’intrigue, menée avec maestria de la première à la dernière page.

Hélène Delhamende, romancière à suivre, signe ici une Ivresse de la métamorphose version moderne, à consommer sans modération.

L’avenir du monde est inscrit dans vos mains (Écrits et dits de Jean-Jacques Rousseau, cinéaste) – Éveline SCREVE (Editions du Basson, 2018)

Une plongée douce-amère dans l’univers parallèle du nanar low cost à la sauce belgo-belge.

Il va de soi que l’auteure n’évoque pas ici l’écrivain-philosophe-musicos suisse du dix-huitième siècle, mais son homonyme chevelu contemporain assassiné en 2014, dont elle était très proche.

Cinéaste, plus précisément cinéaste de l’absurde, selon sa propre définition de sa personne, Jean-Jacques Rousseau peut laisser perplexe. Hurluberlu atypique, poto du merveilleux entarteur Noël Godin, qui signe la préface du livre, l’homme manie l’humour et la caméra avec le même surréalisme mi-désopilant mi-catastrophique.

Tombé tout petit dans le chaudron du cinéma, cet ouvrier maçon ne voit que l’un de ses nombreux films subsidié. Tout le reste de sa filmographie est tourné à la débrouille, avec une équipe fidèle devenue au fil du temps une grande famille. Rousseau déclare lors d’un entretien que l’une de ses œuvres, poétiquement intitulée « La revanche du sacristain cannibale », a coûté 250 euros et une tarte.

Esthétiquement, les images issues de ses différents films piquent un peu les yeux. Résultante, on peut l’imaginer, tant d’un choix personnel que d’un manque de moyens.

Parallèlement, des extraits d’interviews esquissent le portrait d’un homme intelligent, lucide, sombre, imaginatif et prolifique. Un rebelle touchant trimbalant sa folie douce dans le petit monde standardisé du cinéma pour y semer un joyeux bordel. Un ascète improbable pratiquant dans la misère le septième art du grand n’importe quoi, avec une ferveur à vous scier les genoux.

Ce tendre hommage était de mise.

Comme Rousseau le disait lui-même : si vous n’avez pas compris, vous avez tout compris, car il n’y a rien à comprendre. Ouf.

Impossible de résister au plaisir d’énumérer certains titres de sa filmographie, aux noms plus engageants les uns que les autres :

Catalepsie
Furor Teutonicus
L’invasion des succubes
Wallonie 2084
L’amputeur wallon

A vos pop-corns.

La dernière convocation – Christine Van Acker (Cactus Inébranlable éditions, 2017).

chomeurEn ces temps troubles de chasse aux chômeurs et d’élévation du CDI au rang de valeur suprême, à notre époque de la dictature du « vrai » travail – qui va de pair avec une servilité de masse consentie au nom de fins de mois moins douloureuses, l’anéantissement de nombreuses vocations et une réduction de l’art à un hobby dominical – on ne peut que s’émerveiller des rares voix qui s’élèvent à contre-courant du martèlement quotidien de la pensée unique fonctionnaire, métro-boulot-dodo.

Christine Van Acker est l’une de ces voix – une voix douce, pas un cri. Le ton est volontiers ironique pour dénoncer l’absurdité de la traque des créatifs et autres malheureux « sans emploi fixe ». L’écriture est classique à tendance cinglante.

La dernière convocation est la réponse poliment acerbe d’une artiste n’en pouvant plus d’être étiquetée « demandeuse d’emploi » par une administration aussi puissante qu’inhumaine et bornée.

Une petite révolution en soi, bien que l’on puisse avoir comme un doute quant à la réceptivité du destinataire.

Dans ce pamphlet qui porte bien son nom – c’est court, très court – Van Acker envoie élégamment le Forem, cette inutile instance, se faire foutre. Ce en quoi elle a absolument raison. Parce qu’une société sans considération pour ses artistes n’a ni sens, ni âme.

« Earth without art is just Eh ». On a tendance à l’oublier.